La Jetée - Potemkine Films
Publié par Stéphane Charrière - 1 février 2021
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Concédons d’emblée que les amateurs de Chris Marker n’apprendront rien de cette chronique qui porte sur l’un des films les plus commentés de l’auteur : La Jetée (avec Sans soleil dont vous trouverez en bas de page un lien vers un article consacré à l’édition Potemkine Films). Les innombrables commentaires abondent à propos de La Jetée et ils ne cessent de se répandre tant dans la presse écrite que dans la presse web. Aussi, que peut-on dire ?
Comme en écho à ce constat, nous retiendrons un bonus vidéo présent dans cette superbe édition élaborée par Potemkine Films (copie restaurée 4k et compléments vidéo passionnants, mention à l’essai en images de Luc Lagier intitulé Quand La Jetée croise Vertigo) qui indexe son contenu comme sa forme à La Jetée. Le supplément de programme en question a été concocté par Jean-Michel Frodon. Il s’intitule Regards sur La Jetée et s’étale sur une durée supérieure à celle du film de Marker. Dans ce complément, le critique contextualise le film dans son époque et dans l’œuvre de Marker. Puis, Jean-Michel Frodon énonce une suite de pistes de lecture. Même si elles apparaissent probantes et couvrent l’ensemble des théories le plus souvent échafaudées sur le film, les hypothèses formulées ne livrent aucune vérité (comment le pourraient-elles ?) apte à nous offrir autre chose qu’un spectre de possibilités significatives à propos de La Jetée. L’humilité du critique en la matière nous semble être en parfaite adéquation avec l’œuvre. Car La Jetée peut s’envisager selon plusieurs grilles de lecture sans pour autant qu’une ne soit à privilégier par rapport aux autres.
La Jetée peut se concevoir par exemple comme un film de genre, comme un film de Science-Fiction (aspect scénaristique qu’exploitera L’armée des 12 singes de Terry Gilliam qui nous semble par ailleurs s’éloigner très largement du propos de Chris Marker). La Jetée soulève aussi des questions quant à certains langages qui facilitent les échanges entre les êtres humains (l’image, la parole et les interactions qui existent entre les deux formes d’expression). Mais La Jetée peut également être perçu comme un film sur les images et le sens de celles-ci (image fixe et image animée), comme un film sur le regard, comme un film sur la mort donc sur la vie, comme une poésie en images, comme une invitation à la méditation, etc.
Cependant, dans la juxtaposition de tous les procédés techniques constitutifs du film (la parole, l’image fixe, l’image animée et le montage qui réunit l’ensemble), deux fils narratifs conducteurs s’imposent selon nous : le temps et le rôle de l’image pour en maintenir vivaces et même douloureuses la réminiscence et l’omniprésence thématique. Rien de nouveau en apparence. Le temps et le cinéma, ne serait-ce que par la restitution de captations filmiques, font bon ménage depuis les « vues » tournées par les frères Lumière et leurs opérateurs. il en va de même pour l’image, animée ou non, qui, avec son pouvoir évocateur, ses codes représentatifs et le sens qu’on lui prête, nourrit l’imaginaire des hommes depuis des lustres. Mais La Jetée, dans sa construction, franchit les limites des principes qui structurent le film.
De ce point de vue, La Jetée n’est pas sans rapport avec Je t’aime, je t’aime d’Alain Resnais puisque le film nous livre une pensée sur le temps (contenu de la voix off, les temps du discours et le montage des images) et, par la même occasion, s’offre comme un temps de la pensée (récit aux allures de méditation fragmenté par le montage). Ces qualités rejoignent un autre film, Vertigo d’Alfred Hitchcock, ce que la trajectoire du personnage principal de La Jetée confirmera. Vertigo est d’ailleurs explicitement cité par les images du film (apparition féminine sur son profil droit, reflet dans un miroir de la figure féminine chez un fleuriste, repérage spatio-temporel du couple sur la coupe d’un séquoia).
La Jetée invente un homme, vague cousin de Scottie Ferguson, qui tente de retrouver un temps perdu quelque part dans le passé afin de s’offrir une seconde chance et une seconde vie. Pour être plus précis, l’objet de La Jetée est aussi fou que le dessein de Scottie : maintenir en vie ou, pire, rendre la vie à ce qui est mort et que la mémoire a jusqu’ici sauvegardé. L’intention propulse le personnage dans un espace imprégné de traces laissées par des souvenirs prélevés dans Vertigo (les images citées plus haut) et régi par une boucle temporelle (la construction du récit).
Les rappels de Vertigo s’inscrivent dans La Jetée comme une observation des mécanismes de la mémoire (on pense ici encore à Je t’aime, Je t’aime de Resnais). Les souvenirs du voyageur du film sont des empreintes du passé qui surgissent sous la forme d'images tamisées par les effets dévastateurs du temps. La considération des images qui nous parviennent est la concrétisation d’un délire ou d’un désir fou qui consiste à échapper à l’inéluctable : restituer le passé tel qu’il était pour le nourrir des acquis contractés au fil du temps. Il s’agit donc, comme pour Scottie Ferguson, d’échapper à sa condition d’homme conscient de l’infinitude temporelle. Il s’agit donc pour le personnage, en revenant aux origines des images mémorielles, de cartographier l’espace-temps de manière à se localiser dans l’infini (ce que fait aussi Scottie Ferguson en superposant le San Francisco de 1857 et celui de 1957). Mais c’est aller contre l’incapacité humaine à se soustraire à la fugacité du temps. La mémoire est le seul outil mis à la disposition des hommes pour lutter contre cet état de fait mais l’accès à la mémoire n’est pas direct dans la mesure où ce qui nous parvient du passé est toujours assujetti à ce que les êtres sont devenus. Si le souvenir du passé est une reformulation de ce dernier, le passé est par définition inaccessible.
Il convient alors de s’interroger sur la nature des images que nous voyons sur l’écran. Appartiennent-elles au passé ou alors sont-elles des transfigurations subjectives de celui-ci ? Leur fixité (toutes les images du film ne sont pas fixes cependant) donne quelques éléments de réponse et indique la nature délirante du projet fomenté par le personnage. On ne peut ressusciter le passé et le mouvement qui l’accompagne que si le passé se ranime et intègre les altérations causées par les effets du temps sur les choses et sur les êtres. Or, cela n’est pas ce que le personnage projette de vivre ou de revivre. Ses intentions se résument à faire renaître le passé à travers l’image qu’en a fabriquée sa mémoire. Et si le personnage ne peut parvenir à ses fins (retrouver la femme du souvenir dans le passé), le film, lui, le peut grâce au montage des images.
Le film abolit l’espace-temps, La Jetée devien un objet de spéculation sur le temps et sa nature et le film se construit ou se développe par l’intermédiaire de deux langages en même temps, la parole et l’image. Avec La Jetée, Marker exploite parallèlement les possibilités discursives du verbe et du film. La voix off parcourt les temps grammaticaux de la langue française comme le personnage du film navigue entre passé, présent et futur. Les deux formes d’expression se doivent de converger, de se rejoindre. Ce sera le cas à travers l’image d’un enfant et d’un homme qui meurt, deux repères disjoints par la durée mais qu’une image définie par un temps pensé et un temps de la pensée réunit (le film lui-même). Il s’agit là de proposer au spectateur une expérience unique (enfin presque si nous considérons Vertigo et Je t’aime, Je t’aime) qui consiste à éprouver grâce au film ce que le temps interdit aux hommes, c’est-à-dire de pouvoir mesurer les effets d’un paradoxe temporel qui se définit ici par la possibilité de modifier le temps afin de concevoir ce qui est à l’origine de la modification.
Crédit Photo : ©Argos-film
Suppléments :
Un livre de 250 pages
Regards sur La Jetée par Jean-Michel Frodon (44 min)
Quand La Jetée croise Vertigo (10 min)
Jean Négroni raconte le tournage de La Jetée (4 min)
Petite visite du bar La Jetée à Tokyo (2 min)