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Rétrospective Widerberg : Le Péché Suédois, Amour 65 et Joe Hill

Publié par - 23 juin 2020

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Le 24 juin débute la rétrospective Bo Widerberg, cinéaste suédois dont l’œuvre commence en 1963 et se termine avec son dernier film, La Beauté des Choses, en 1995 . Cette rétrospective se concentre particulièrement sur les dix premières années de la carrière du cinéaste. C'est sa période la plus prolifique (sept films en dix ans) et la plus variée même si chaque film est marqué par des thèmes chers à Widerberg. Nous allons y revenir de manière non-exhaustive au travers de son premier film (Le Péché Suédois), un de ses films les plus personnel (Amour 65) et le dernier film de cette rétrospective couronné du Grand Prix du Jury à la vingt-quatrième édition du Festival de Cannes (Joe Hill).

On peut tout d’abord remarquer la diversité des sujets approchés par le cinéaste. Le Péché suédois suit la vie de Britt, une jeune ouvrière dans la Suède des années 1950. Après une rencontre hasardeuse et sans suite avec Björn, un jeune homme issu de la bourgeoisie, elle entame une relation affective avec Robban, un jeune « rebelle » qui rêve de percer dans l’univers du rock’n’roll. Cette relation a pour conséquence une grossesse que Britt décide de mener à terme sans Robban. Au cours de cette grossesse, elle retrouve par hasard Björn avec qui une nouvelle amitié/romance va se former.

Le film est un regard porté sur la jeunesse suédoise de l’après-guerre. La société suédoise mute à toute vitesse vers une modernité vertigineuse. L’usage de plans larges lors des déambulations de Britt dans son quartier met l’emphase sur les barres d’immeubles bétonnées qui annihilent le paysage. Britta cherche à s’émanciper de sa famille qui est presque aliénée par le nouveau médium qu’est la télévision. Robban veut reformuler les codes d’une musique « vieillissante » et vivre une vie de bohème. Björn souffre du mal existentiel qui touche une bourgeoisie instruite qui questionne la neutralité de la Suède lors de la seconde guerre mondiale et qui s’intéresse aux idéaux communistes. Widerberg porte un regard assez fort sur cette différence de classe dans la jeunesse. Björn s’enferme dans l’alcool à chaque épreuve pour fuir ses conflits familiaux, Robban n’a d’yeux que pour un simulacre de vie à l’américaine, la fureur de vivre entre la musique et les voitures, au détriment de sa possible vie de père. Parallèlement, il y a Britt qui, malgré sa grossesse et sa condition, parvient à persévérer dans l’épreuve et apprécier les choses les plus simples telles que le lustre qui illumine son modeste appartement. L’image d’une femme forte qui porte seule le « péché suédois » des deux autres.

 

Amour 65, comme son titre l’indique, est un regard en parfaite synchronicité avec l’année de production du film. Il sera difficile de ne pas voir une empreinte personnelle dans le film puisque le personnage principal (Keve) est un metteur en scène en peine d’inspiration. Le film s’inscrit dans la suite du courant cinématographique dominant de l’époque, la Nouvelle Vague (Godard et Antonioni sont d’ailleurs cités par le personnage principal), dans lequel l’arc narratif est au second plan voire absent. L'intrigue répond plutôt au thème indiqué par le titre, l’amour, pour le situer dans le contexte sociologique et cinématographique de l’époque, 1965. Cet amour est celui que l’alter ego de Widerberg, Keve, tente de reproduire à l’écran sans jamais être satisfait du résultat. Parallèlement, cette recherche de représentation de l’amour se propage dans sa vie privée. Son mariage avec sa femme semble prendre de l’aile, leur foyer est le théâtre de réunions entre amis et collègues, tandis que tout ce qui est lié à la famille semble s’estomper. Dans cette fuite, Keve entretient une liaison avec la femme d’un conférencier peu fructueux : Evabritt. Cette relation synthétise tout ce qui semble manquer à Keve dans son film et dans son mariage : la liberté et la passion. Entre le réel froid de sa famille et la fiction inféconde de son film, l’appartement des deux amants devient une sorte de parenthèse dans laquelle il n’y a pas de responsabilité et où l’inspiration du cinéaste semble sans limite. Il scrute toutes les parties de son appartement avec son viseur de champ et tout objet banal devient un élément de mise en scène. Quand il revient au « réel » qui est la fête dans sa villa de bord de mer, Keve semble retrouver cette liberté dans sa passion pour les cerfs-volants : des objets qui se laissent porter par le vent, mais qui restent néanmoins rattaché à la terre par un fil.

Le film est une forme de cri d’amour à la liberté que revendiquait cette décennie tant sur le plan sociétal que sur le plan esthétique. Dans une des scènes érotiques entre Keve et Evabritt, le cinéaste questionne cette nouvelle forme que prend le cinéma par rapport aux conventions établies par Hollywood. Comme évoqué plus haut, Amour 65 n’a pas de trame à proprement parler. On ne se sait pas combien de temps et de jours séparent les événements. Seule la relation qu’entretien Keve avec les autres personnages nous permet de spéculer sur ce qui appartient au présent et sur ce qui appartient au passé. Il en est de même pour les prises de vue qui, parfois, peuvent se prolonger dans le temps de manière statique, silencieuse et rappeler certaines toiles de Edward Hopper, user d’un travelling circulaire agrémenté d’un ralenti autour du corps nu d’Evabritt comme si l’on observait une Vénus, ou encore souligner l’accélération et l’ivresse par des plans saccadés filmés à la caméra épaule.

 

Avec ces deux films, on peut émettre l’hypothèse que Widerberg est un cinéaste qui s’intéresse à l’homme dans son temps et l’influence que ce dernier a sur lui. Il ne déroge pas à la règle avec Joe Hill. Le film se construit sur le personnage historique de Joel Hillstrom, un jeune suédois débarqué à New York en 1902 et qui deviendra Joe Hill, une des grandes figures de la cause des Industrial Workers of the World (IWW), un des grands syndicats d’extrême gauche de l’époque. À l’instar d’un road-movie, le film observe toutes les différentes étapes d’un voyage initiatique dans l’énorme étendue qu’est le continent états-unien. Ce parcours est aussi une relecture du fameux rêve américain qui n’est que la devanture d’une autre réalité parsemée d’injustice et d’intolérance. On le comprend dès le premier plan qui nous montre la Statue de la Liberté (figure allégorique sensée accueillir les immigrés sur le sol américain) qui est filmée de dos et qui semble tournée vers le continent. Cette métaphore se confirme par le plan suivant qui nous montre Joe avec son frère Paul en train de regarder la Statue au travers des grillages de fer barbelé d’Ellis Island.

La désillusion de ce rêve se retrouve dans la vie quotidienne. Dans les quartiers immigrés de New York, Joe est comme enfermé au milieu des gratte-ciels dont les prestigieux buildings de Manhattan s’érigent comme des montagnes inatteignables. Sa condition de serveur dont l’activité principale consiste à vider les crachoirs encourage sa volonté de partir vers l’Ouest. Comme beaucoup d’autres Américains, l’espoir d’une meilleure vie est à l’Ouest : « Go West young man and grow up with the country ! ». Malheureusement, le territoire n’est plus que le pâle reflet du temps des pionniers. Les hommes libres et aventuriers comme son ami Blackie ne sont plus que des vagabonds voleurs de poules et les propriétés agricoles sont à la l’image de leurs propriétaires, invalides et mourantes. C’est dans la seconde partie du film que Joe parvient à trouver un sens à son existence en souffrant du traitement que subissent les ouvriers du capitalisme. Il use alors de son audace et de son inventivité pour la cause et s’incarne comme un prédicateur de la cause internationaliste. On peut voir cette originalité au moment ou Joe adapte son discours politique et anticlérical en chanson et la superpose sur la chorale de l’Armée du salut. Mais comme beaucoup d’entre eux, le prédicateur s’enfonce de plus en plus dans une condition de martyr de l’injustice américaine. À l’instar du personnage, Joe Hill porte le regard distancié de l’européen sur l’histoire et le mythe américain du XXe siècle.

 

Malgré la diversité des sujets, on peut constater que ces trois films de Bo Widerberg partagent des thèmes qui sont récurrents dans la filmographie du cinéaste. Tout d’abord l’influence de l’histoire sur des personnages en quête de sens existentiel. Que ce soit la recherche de Keve sur ce que sont l’amour et le cinéma ou la cause que défend Joe Hill, leur but est déterminé par la période dans laquelle ils se trouvent. Le second thème de ces films découle du premier puisqu’il s’agit de la relation humaine, de la rencontre avec autrui qui façonne l’identité des personnages : les relations de Britt façonnent la jeune femme en devenir comme les relations amoureuses et professionnelles de Keve construisent son arc narratif. Il y a donc chez Widerberg cet aspect déterministe de l’existence dans lequel l’homme complet est le produit de ses expériences passées. Un aspect que l’on retrouve également dans son tout dernier film La Beauté des choses, où un adolescent découvre le plaisir charnel avec son enseignante lors de la Seconde Guerre mondiale.

La récurrence thématique chez Widerberg se vérifie également dans la forme. Le cinéaste préfère souvent à l’écriture différents procédés de mise en scène pour exprimer son propos. À l’instar de Keve dans Amour 65, le cinéaste cherche souvent du naturel dans les relations qu’entretiennent les personnages. Lors des tournages, il était réputé pour faire tourner les caméras jusqu’à ce que les acteurs perdent de leur jeu et entrent dans une certaine authenticité. Ces passages sont ces moments de silence qui s’installent au milieu d’une conversation, ces moments où le regard qu’échangent les personnages exprime tout ce qui ne saurait être dit par la parole. On pensera notamment à l’intimité que partagent Evabritt et Keve ou encore la scène ou Björn fait découvrir à Britt un morceau de Vivaldi.

 

La musique est également importante dans la filmographie du cinéaste. Elle aussi exprime l’état intérieur des personnages. La musique classique traduit l’évasion des personnages d’un monde qui semble leur échapper, du moins partiellement. Elle souligne les instants de grâce que vivent les personnages : des concertos de Vivaldi accompagnent l’espoir de romance de Britt dans Le Péché Suédois, comme ils accompagnent les rêveries dans Amour 65. Dans Joe Hill, La Traviata et Rigoletto sont la seule évasion de Joe de sa basse condition new-yorkaise. À l’inverse, ce sont des musiques plus synchrones avec l’époque du récit qui souligneront les pérégrinations des personnages.

À la manière d’un poète, Bo Widerberg est un cinéaste de la subjectivité qui s’essaye au double défi de pouvoir, d’une part, exprimer au-delà des mots la manière par laquelle les personnages principaux perçoivent le monde, notamment par un montage vif et un recours à des choix de mise en scène très marqués (caméra épaule, panoramiques en accéléré, inserts…) et, d’autre part, de montrer l’influence proéminente que le monde a sur les personnages, que ce soit par la relation avec autrui ou l’environnement socio-économique dans lequel ils vivent. Cette approche pourrait aussi se transposer sur le cinéaste lui-même puisqu'il appartenait à cette nouvelle génération de cinéastes de l’après-guerre dont la volonté première était de donner un nouveau regard au cinéma, un regard qui s’émancipait des conventions dans lesquelles il s’était établi.

 

Crédit photographique : ©MalavidaFilms

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