Song to Song marque la fin de la trilogie contemporaine de Terrence Malick débutée par To the Wonder (2012) et suivie par Knight of Cups (2015). Ces trois films forment un tout ayant pour toile de fond la complexité des relations amoureuses. Mais comme toujours avec Malick, il faut se préparer à voir plus loin que ce qui nous est donné à voir, questionner ses certitudes sur l’être, sur l'humain et sur l’amour. Son cinéma est bien plus que du cinéma, c’est un espace de méditation pour le spectateur. Song to Song est sans doute plus émouvant que ces deux derniers longs-métrages, plus narratif aussi. C’est en tout cas, une nouvelle parenthèse de réflexion cinématographique dans le bruyant vacarme du monde.
Le film commence par une porte qui s’ouvre doucement. Derrière la porte, Cook (Michael Fassbender), le grand méchant loup du film, attend patiemment que Faye (Rooney Mara), petit chaperon rouge et Alice aux Pays des Merveilles, la franchisse. Que se passera-t-il si Faye s’y risque ? Le regard de Cook est terrifiant, il semble prêt à bondir. Derrière la porte du surmoi, le monde extérieur est vicieux, dangereux, rempli de souffrance. Et pourtant il faut sortir, il faut l’affronter.
Le personnage de Faye veut expérimenter, « sentir le réel » dit-elle. Néanmoins, la première phrase qu’elle prononcera est « It’s not all real », elle parle à ce moment-là de sa chevelure qui changera à plusieurs reprise durant le film, comme pour incarner les multiples facettes d’une personnalité versatile. Tout ne sera alors que choix pour Faye qui, bel(le) et bien plongée dans le monde réel, aura besoin de douleurs et d’expériences chaotiques pour le ressentir. « I love the pain, it feels like life » chuchote t-elle en voix off, face à un mur où sont collées des affiches célébrant le jour des morts.« Tourne, tourne les personnages » La Ronde, Max Ophuls
Faye n’est pas la seule à vouloir expérimenter. Depuis To the Wonder, tous les personnages de Malick tournent et vivent ensemble dans la même ronde aux allures de jeu musical. Les personnages entre eux doivent se confronter, s’entrechoquer, psychologiquement et sexuellement, pour que se danse devant la caméra de Malick, la grande valse de la vie.
Les personnages vivent un début d’histoire romantique à la Jules et Jim puis tournent, changent de partenaire, pour revenir au début de la ronde et repartir de plus belle après avoir donné et laissé beaucoup d’eux-mêmes.
Il y avait déjà dans un de ses précédents films, La ligne Rouge, un plan représentant parfaitement ce jeu musical de la ronde ; il se situe au début du film, des enfants jouent à se passer des cailloux qui transitent de main en main, de manière circulaire et en rythme.
Toutes les relations des personnages de Song to Song sont comme ce jeu enfantin, nous n’en connaissons pas les règles, pourtant il faut tourner et en rythme.
La mobilité de la caméra est bien sûr l’un des éléments essentiels à cette poétique filmique de la ronde. La caméra est rarement fixe, le mouvement prédomine. Le steadycam est utilisé à son maximum surtout dans les espaces clos, ce qui renforce cette sensation de tournoiement et de vertige. Nous faisons nous-même l’expérience d’une autre approche du temps et de l’espace.
Les détracteurs du cinéma de Terrence Malick, jugeront en partie le film sur l’enchaînement d’intérieurs luxueux et de maisons immenses. Pourtant, ce n’est pas tant la nature du lieu qui mérite notre attention, mais ce qui s’y joue de la relation entre le personnage et l’espace où il est contenu. A l’intérieur, les personnages se contorsionnent, s’allongent et rampent, les espaces sont le prolongement de leur corps, ils habitent les volumes de toutes les façons possibles, jusqu’à marcher au plafond. Ainsi, épris d’amour, d’amitié et dans un élan de grâce en plein ciel, Cook et BV (Ryan Gosling) défient la gravité tel Bowman l’astronaute de 2001. Le corps et les états d’âmes sont projetés dans les lieux habités de Song to Song, ils s’y reflètent et exposent au monde leurs questionnements et leurs doutes. «I think you got a secret you’re not telling me» dit Amanda (Cate Blanchett) à BV dans une pièce aux cloisons vitrées.
Souvent dans le cinéma américain, l’espace révèle la véritable nature des personnages, c’est le cas dans Song to Song.« I’ve always been afraid to be myself »
L’action du film se déroule majoritairement à Austin, ville musicale par excellence et ville où réside Terrence Malick. Situer la narration du film dans le milieu de la création musicale est d’autant plus intéressant que le film soulève le questionnement de la recherche identitaire. Or, sur scène, il y a l’espace de l’exposition, le devant, et les coulisses, ce qui se trouve derrière le rideau. Entre ces deux espaces, il est impossible pour le musicien d’être réellement lui-même : soit il se trouve seul face à lui-même soit il est forcément en représentation face au reste du monde.Song to Song réussi à capturer l’éphémère, le papillon en vol, le rare moment où le sentiment amoureux rejoint l’élan créateur. Le moment où, assis côte à côte au piano, Faye et BV composent leur histoire d’amour en musique, « Slower, it’s a love story » lui fait-elle remarquer.
Les plans sont courts et le montage abrupt, mais c’est cela aussi l’inspiration, parfois elle ne dure que l’espace d’une seconde, mais il faut être capable de l’attraper pour en faire quelque chose qui, comme Song to Song, nous fera sentir vivant, réfléchir et danser, jusqu’à la prochaine chanson.
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