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John Ford et le paysage

Publié par - 11 septembre 2017

Catégorie(s): Cinéma

Entre mars 1939 et mars 1940, en un an donc, quatre films de John Ford sortent sur les écrans américains. Dans l’ordre, Stagecoach (La chevauchée fantastique) en mars 1939, Young Mister Lincoln (Vers sa destinée) en juin 1939, Drums along the Mohawk (Sur la piste des Mohawks) en novembre 1939 et enfin, The Grapes of wrath (Les raisins de la colère) en mars 1940. Rien que cela. Quatre films, quatre chefs d’œuvres. Quatre films placés sous le signe du cheminement. Toutefois, à bien y regarder de près, Young Mister Lincoln diffère quelque peu des trois autres. S’il propose un voyage, celui d’une construction identitaire et mythique d’un personnage clé de l’Histoire américaine, Lincoln, le film ne s’attarde qu’avec parcimonie sur les liens qui unissent l’homme à l’espace et réciproquement. La résonance de la progression ou de l’évolution de son personnage principal se mesure plus dans son rapport au paysage humain qu’à l’espace topographique qu’il traverse.

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Young Mr. Lincoln

Par contre, dans les trois autres films cités plus haut, une corrélation quasi organique se développe entre l’espace et l’individu. Le rapport de l’homme au paysage américain traduit sa condition et permet de mesurer l’état d’avancement d’une construction identitaire individuelle et proportionnellement collective. Cette concordance habite la filmographie du cinéaste et peut se vérifier dès lors que l’épique s’est emparé des westerns fordiens (The Iron Horse 1924, Three bad men 1926) mais l’année 1939 nous propose un échantillon de la ligne directrice qui guidera le reste de son œuvre en ce qui concerne le traitement des trajectoires individuelles des personnages.

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Drums along the Mohawk

Quelques principes avant de s’attarder sur la mutation évoquée. Ne jamais perdre de vue que le paysage de l’Ouest américain n’a pas pour vocation, dans ses représentations filmiques en général, d’incarner l’Amérique mais plutôt, et il en a toujours été ainsi, le réceptacle théâtral de l’utopie originelle. Combien de films sensés se dérouler en tel état américain et tournés dans un autre ? L’ouverture de The searchers (La prisonnière du désert) nous indique une date, 1868, et un lieu, le Texas. Si la date peut éventuellement coïncider avec l’action du film, il n’en est rien du lieu. Nous ne sommes pas au Texas mais à Monument Valley à la frontière de l’Utah et de l’Arizona. Cela ne nuira nullement à notre immersion dans le film, bien au contraire. Cela participe du mythe ou de la légende qu’il convient d’imprimer sur du papier ou sur de la pellicule.

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Stagecoach

Or donc, les inexactitudes spatiales abondent dans le western, chez Ford comme chez d’autres cinéastes. Peu importe l’anachronisme puisque c’est acquis, l’ouest américain est l’écrin représentatif d’un imaginaire, d’un fantasme. Il est la toile de fond de l’Histoire et de toutes les histoires, le point de fusion entre le mythologique et le légendaire, un décor, un théâtre. Mais le théâtre n’est ni plus ni moins qu’une extrapolation des réalités qui nous entourent. Ce que Ford a très bien compris. Aussi sera-t-il logique et naturel de voir cohabiter dans une image fordienne la chronique et l’artifice dramaturgique. Le réel et la fable.

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Stagecoach

Ford accordera toujours dans ses films une place particulière au traitement de l’espace et du paysage. On lui colle souvent l’étiquette de cinéaste cosmogonique. Il doit ce qualificatif, entre autre, au fait que ses personnages donnent systématiquement l’impression d’être instrumentalisés par des forces supraterrestres qui agissent sur leurs comportements physiques et psychiques. Ce que peuvent confirmer ses cadrages car ils semblent, au regard de l’importance des cieux dans les proportions de l’image, ne s’intéresser qu’aux conséquences de l’action des forces du Haut sur les forces du Bas.

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Drums along the Mohawk

Un film de Ford a toujours pour objet l’interpolation de dimensions disparates : Haut/Bas ; intérieur/extérieur ; l’individu/le collectif, etc. Il y a dans ces imprégnations une aptitude innée à rendre imperceptibles et donc cohérentes les navigations d’un concept à l’autre. A ce titre, les développements narratifs reposent sur des personnages qui existent pour ce qu’ils sont mais qui, selon les interactions entre chronique (reconstitution qui fuit le principe de description) et situations dramatiques, deviennent des figures allégoriques. Les personnages de Stagecoach se présentent au spectateur de manière théâtrale. Leurs apparitions scéniques sont introduites par le paysage humain de l’ouest reconstitué, mais vraisemblable, et les gros plans qui les portraiturent. Nous retrouvons dans ces « entrées en scène » à la fois le réel (le décor tangible et les activités des hommes dans ce décor) et l’artifice (mise en scène qui isole les personnages par des plans rapprochés ou des gros plans d’inspiration picturale). Ils deviennent définitivement, dès lors qu’ils quittent l’ouest colonisé, et ce théâtre qu’est la ville de l’ouest, des figures archétypiques d’une faune qui, dans sa disparité symbolique, constituera le socle de la population américaine.

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Stagecoach

De la même manière, dans l’entrelacs des contraires, au niveau du style, Ford est le roi du plan fixe qui suggère mouvement. Comment faire un film sur le déplacement spatial sans, ou si peu, de travellings ? Un miracle ? Juste l’art et la manière de placer la caméra, de choisir un angulaire, une lumière, de positionner des comédiens et d’agencer leurs trajectoires. Alors un monde prend vie sous nos yeux pour apporter crédit au vérisme des situations habitées de figures allégoriques.

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The Grapes of wrath

Initialement, partir, bouger, quitter, pour Ford, c’est démarrer un processus de modifications individuelles et sociétales qui promet un avenir sûrement meilleur. Dans Stagecoach et Drums along the Mohawk, le départ est un marqueur. L’évolution des personnages se mesure non pas au trajet mais aux étapes qui le rythment. Le point d’orgue de ce principe sera bien évidemment The searchers où la transformation identitaire de Wayne et Hunter s’estime par l’évolution de leur relation avec les membres de leur communauté lors de leurs retours chez les Jorgensen.

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Drums along the Mohawk

The Grapes of wrath marque une rupture pessimiste dans l’œuvre, en ramenant sur le devant de la scène, par l’omniprésence de la dramaturgie, la cause du départ. C’est-à-dire qu’en inscrivant le mouvement dans une logique humaine, Ford gomme l’utopie première et nourrit son œuvre d’une dimension plus terrestre. Ainsi, les valeurs morales s’étendent à échelle du collectif : on passe d’une forme d’optimisme, liée à la persistance des utopies née dans la notion de Destinée Manifeste (Mohawk, Stagecoach), à un pessimisme pragmatique qui est le reflet des années 30 en Amérique.

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The grapes of wrath

Dans ce qui précède ces deux films, les déplacements des personnages apparaissaient comme une volonté d’inscrire l’homme dans l’empreinte du Divin, dans la Nature pour que l’humanité enclenche un cycle de régénérescence. Lorsque le rêve américain est devenu cauchemar, les migrations contraintes et forcées se sont muées en exode. Le mythe, en s’incarnant physiquement par l’image, a vécu un phénomène d’altération irréversible. La beauté rêvée d’un monde idéalisé s’est étiolée.

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The grapes of wrath

Après 1939, chez Ford, l’homme aura beau voyager ou s’exiler, il ne pourra se délester de ce qu’il produit. La notion de départ se transforme. Tout ce qui motive l’homme à se mouvoir relève non plus d’un espoir mais, d’une manière plus pratique, du besoin de se décharger de la conséquence de ses actes. La tentative de résolution de toutes les problématiques spirituelles ou factuelles est vouée à l’échec. Restent les limbes, reste l’errance. Le voyage continue.

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Stagecoach

Crédits photographiques :

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©STAGECOACH, 1939. TM and Copyright © 20th Century Fox Film Corp. All rights reserved. Courtesy: Everett Collection

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