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Distractions d'enfants
Publié par Gilbert Babolat - 19 avril 2018
Catégorie(s): Expositions / Festivals
L’enfance de l’art sous-entend un état originel de l’art dépourvu de références artistiques puisque naissant. Détaché de son temps, quelque chose d’avant l’intervention adulte, cet âge dit de la maturité. Il est alors inné et spontané. Alors vous pensez bien que si on choisit comme sujet l’enfance, on cumule les « avants » : on en a même deux … Un « avant » dans la manière de faire œuvre (l’enfance de l’art comme l’art qui est en germe avec ses linéaments) et les soubassements d’un futur mouvement artistique qui ne sait pas encore nommer, qui balbutie, mais où tout est déjà là. Il ne manque que les mots pour caractériser et faire école pour tout dire. Un autre « avant aussi » par le thème même de l’enfance. Un premier âge de la vie, celui qui regarde son monde, interrogateur dans la position du candide. Il serait sensé dire plus puisque neuf par l’acuité du regard pas « encore formaté » par la société pour faire global et reprendre une expression sociologisante. Une hybridation de la forme et du fond, de la manière et du sujet ? Alors banco ! Comme une épiphanie ? Quelque chose qui surgit pour nous faire exclamer : « Alors c’est donc ça ! »
Faire le grand écart. Allons regarder du côté de la première moitié du XVIIIème siècle et regardons maintenant : autour des années 1750 et en 2009. Puis déplaçons le curseur spatial, la Franche-Comté pour Gaspard Gresly ; l’Ile-de-France et les métropoles mondiales pour Marlène Mocquet.
Les bulles de savon de Gaspard Gresly est un petit tableau exposé dans la collection permanente du Musée de Brou à Bourg-en-Bresse. C’est une huile sur toile de la fin de vie de l’artiste réalisée quelques années avant sa mort en 1756.
Caliméro est peint en 2009, c’est un très grand tableau exposé au rez-de-chaussée du M.A.C. de Lyon. Une œuvre récente réalisée à 30 ans, trois ans après la sortie de Marlène Mocquet de l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris en 2006.
Gaspard Gresly peint l’enfance même dans une scène quotidienne à laquelle il a dû assister, celle d’un jeu banal : la confection de bulles de savon. Marlène Mocquet, elle, peint des références culturelles, celles liées à la diffusion à la télévision dans les années 1970 et 1980 d’un dessin animé très populaire chez les enfants : Caliméro. Un personnage qui attire d’emblée la sympathie, un poussin noir affublé d’une moitié de coquille d’œuf, la sienne, en guise de chapeau. C’est un oiseau très bavard, bataillant contre des injustices dont il peut être témoin ou victime. Gaspard Gresly travaille pour des adultes, la bourgeoisie et la noblesse franc-comtoises, il en vit et peint sur commandes. Il peint une jeunesse plutôt heureuse et insouciante, certainement idéalisée. Le contexte politique étant apaisé depuis l’annexion de cette province au royaume de France sous Louis XIV avec la fin des guerres et des rébellions.Marlène Mocquet s’attribue peu de références artistiques hormis celles de Paul Rebeyrolle ou de Robert Malaval. Gaspard Gresly a souvent été comparé aux frères Le Nain et confondu avec Jean Siméon Chardin. Des œuvres lui ayant été attribuées à tort, et, notamment, celles des Bulles de savon. Derechef dans une entrevue, elle le dit : « la recherche préétablie sclérose ». Pas d’objectifs définis à atteindre. Partir d’un informel. Chez elle, il s’agit de la matière picturale même, ce qu’elle appelle « ses marais mouillés ». Une émulsion de corps gras et de corps maigres dont la surface obtenue, une fois le brassage réalisé dans un grand bac, donne comme de la peau à la peinture. Elle obtient une matière particulière. Comme de l’huile ou du gasoil sur de l’eau, des couleurs irisées apparaissent ainsi que des formes changeantes sous son regard attentif.
Le travail de Gaspard Gresly requiert un dessin préparatoire poursuivi par des esquisses avant qu’il ne se lance dans la tâche finale qu’il s’est fixée. Une copie des Bulles de savon existe ainsi que des thèmes similaires comme celui des Souffleurs de vessie. Il compose parce qu’il sait où aller. Il a ses références comme le luminisme, variation caravagesque du clair-obscur. Celui-ci naît dans le tableau en question par la carnation même des visages des trois enfants et non pas d’une source lumineuse extérieure.
La composition des Bulles de savon est trinitaire. Trois est le nombre récurent du tableau. D’abord par le nombre d’enfants. Puis dans sa base même avec un chapeau particulier, un tricorne, tenu par l’enfant à notre droite, des deux mains. C’est le seul découvert donc. Les deux autres portent une sorte de bonnet bleu et rouge. L’enfant donne une direction aux bulles de savon, à deux d’entre elles puisque la troisième est en cours de fabrication par l’enfant à notre gauche. Les vêtements sont des vestes à boutons, bleues, marrons et les chemises sont blanches. Le cadrage est resserré, il s’arrête à mi-corps.
Pas de lecture imposée dans Caliméro. Travaillant la matière, ce « marais mouillé », l’artiste peut partir d’une tache, une giclure ou un amas de peinture. D’un informel, elle se laisse ensuite guider par son imagination, certains diront par son inconscient. Alors ça démarre de partout. Comme ces sortes de feux follets aux couleurs chaudes en bas du tableau sur toute la longueur et qui portent une bougie à leur sommet. Un cône se forme sur la gauche et réapparaît au-dessus d’une tablette dessinée en perspective près d’une forme ovoïde, faisant penser à un œuf, peut-être la coquille, cette matrice de la vie pour notre poussin. Un être aux contours fluctuants avec une tête humaine, chamarré de couleurs, comme pris au dépourvu, est en train d’éructer. Il est guidé en interne par un animalcule blanchâtre portant main à sa bouche en signe d’interrogation : un Jekyll gaffeur et un Hyde bien emprunté. C’est lui le personnage principal. Peut-être l’avatar de la mère de Caliméro ? Face à lui le hibou maître d’école ou son mari Ambroise ? Et un personnage noir, Caliméro lui-même. Le souffle est puissant, la surprise est telle que les deux autres en sont comme tout retournés. En l’occurrence dupliqués en une petite dizaine ou diffractés : les yeux exorbitants, frappés de stupeur. Transgresser, faire la nique comme dans l’univers des Crados, série d’images dont la naissance est postérieure à notre dessin animé. Échangées dans les cours de récréation par les enfants, les cartes aux couleurs criardes et les noms aux terminaisons en « os » pouvaient interpeller voire choquer les parents. Dans la tête de l’artiste, un medley de Crados et de Caliméro au final.
Rien de cela chez Gaspard Gresly, pas de transgressions ou de contestations possibles. La direction des bulles est maîtrisée. Ascendantes, les bulles de savon s’élèvent par un simple effet de physique dans les airs. Elles sont valorisées par un fond sombre, marron. Sphériques, elles reflètent une couleur bleue et rouge, ce qui les rend bien identifiables. Des trois garçons chez Gresly, deux sont actifs sur les côtés, le troisième, le passif au centre, assiste. Il est rêveur, contemple quelque chose de plus grand que lui. Celui à notre droite, souffle sur les bulles et participe à ce petit « miracle ». Le dernier, tout à sa concentration à former une bulle, s’active sur un mince tube au-dessus d’un petit pot blanc, la poche de sa veste déboutonnée, et laisse voir un deuxième tube.
Pulsionnels, il en sort d’un peu de partout chez Marlène Mocquet de ces petits personnages humanoïdes au corps rouge sortant de la bouche de l’être informe chamarré et de la forme ovoïde à ses côtés. Ceux situés le plus à droite sont enveloppés dans un halo laiteux mélangé comme à du café, c’est une sorte de placenta pour faire grandir ce monde vibrionnant. Mais ça peut cafouiller.
Des dégoulinures apparaissent aux pieds et donnent vie à un bipède à tête de fleur. De la main aussi tombent des êtres mous « têtardisés » qui rampent sur une tablette à notre droite. Tout près d’eux, dans une version plus aboutie, ils deviennent des sortes de poissons-globes.
Bulles de savon de Gaspard Gresly est achevé. Le thème de l’enfance, chez lui, est récurent, mangeurs de gaudes ou petits buveurs. Ici, il rappelle sous une forme allégorique la brièveté de toute vie que l’innocence attribuée à ces enfants ne saurait deviner et anticiper. Ces trois-là ne nous prennent pas à partie, comme témoins. La preuve, ils ne nous regardent pas. C’est la réflexion d’un peintre qui regarde en arrière, qui réfléchit à son passé. Il se marie en 1751 avec une fille de peintre, renforçant ainsi sa notabilité. Ses toiles ont du succès. Il peut faire le point.
Marlène Mocquet ne regarde pas en arrière. Son œuvre se crée, se multiplie, se transforme au gré de son imagination. D’ailleurs elle le dit dans des entrevues : elle ne jette pas et conserve toutes ses productions abouties, ou pas, parce qu’elle ne se fixe pas d’objectifs dans le moment où elle peint. Et qu’elles peuvent prendre un sens plus tard, une orientation autre à laquelle elle n’avait pas pensé. Elle agit comme ça, Marlène Mocquet, comme le ferait un enfant.
Le dessein de Gaspard Gresly est clairement établi. Les bulles de savon reprennent le même thème que celui des vanités. Dans sa version enfantine cette fois-ci. Pas de crâne, de sablier, de Bible, de collier ou de main posée en signe de miséricorde mais plutôt le côté anecdotique de la mort dans un contexte ludique. Avec les yeux de l’enfant pour le dire et le rosé des joues pour souligner leur candeur. Celui du milieu regarde en l’air, comme non pas dépassé par un rôle qu’il ne peut maîtriser : il n’a pas conscience à cet instant de sa finitude mais il est tout simplement surpris par la beauté des bulles de savon. Un jeu comme un autre. Et rien de plus pour lui, mais pas pour nous.
Marlène Mocquet s’attache à expérimenter. Ces personnages sont souvent hybrides, c’est sa part d’irrationnel. Un irrationnel exulté comme elle aime à le rappeler. Faire sortir des tensions internes qui prennent forme en nous et vont vivre au-dehors. C’est pourquoi on ne sait plus où donner du regard dans cette myriade faunesque. En tout cas, ça sort.
Le trio d’enfants, chez Gaspard Gresly, des bien malgré-eux, porteur d’un thème qui les dépasse et qui s’adresse en priorité au monde adulte. L’enfance dans l’art, bien évidemment, mais dans une scène mûrement réfléchie. Sage, et faussement apaisante. Comme une boucle, et elle est là pour nous le rappeler. Pas d’échappatoire.
L’enfance de l’art chez Marlène Mocquet, un art qui part de la matière, un art en naissance et en transformation par l’acte même de peindre. Même si plus tard les historiens d’art arriveront toujours à classifier son travail, à l’insérer dans un mouvement artistique, l’expression l’enfance de l’art lui sied tant sa technique cherche à se libérer de toute entrave. C’est éruptif et énigmatique. Tout en devenir.
Crédit photographique : Vue de l'exposition Marlène Mocquet Photo Blaise Adilon © Adagp, Paris, 2020